23.

Lorsque le monde qui vous entoure est sec comme de la poussière, le simple souvenir de la beauté devrait vous suffire.

Dorothy Mapes,

La vie d’une concubine.

 

Agitée par la rumeur, bouillante de colère envers les équipes de moissonnage qui avaient disparu depuis des mois, la population de Carthage en rejetait la faute sur la Maison Linkam. Elle ne voyait venir du désert que de maigres livraisons, elle ne savait rien du trésor que Jesse avait pu dissimuler dans des grottes ou des silos camouflés, et elle n’entretenait plus aucun espoir, rien qu’une rage brûlante.

Même si Nile Rew et ses partisans avaient été arrêtés dès leur atterrissage, des rumeurs folles circulaient à propos de camps de travaux forcés implantés dans le désert profond. D’autres parlaient du train de vie extravagant du manoir des Linkam. Jesse n’en poursuivait pas moins sa distribution de suppléments d’eau et le peuple finit par remarquer que les réserves du noble semblaient inépuisables. Leur gratitude se changea en méfiance et en soupçon.

Sans nul doute excités par les loyalistes hoskanners, une bande de mécontents se rassemblèrent devant le manoir, leur fureur ravivée par une nouvelle rumeur sans fondement. Ils ne semblaient pas avoir de leader, ce qui les rendait d’autant plus dangereux quand ils exigèrent d’entrer. Ils étaient munis d’armes improvisées et le Général Tuek coordonna une opération de défense, ce qui l’obligea à retirer le cordon de soldats qui montaient la garde autour du vaisseau impérial.

Jesse était furieux. Combien d’agents étaient en train de se glisser à nouveau dans Carthage ? Ils avaient été prisonniers dans le vaisseau depuis trop longtemps pour ne pas saisir cette chance. Et la population ingrate les soutiendrait, que ce soit de plein gré ou de façon fortuite.

Le Noble Linkam, avec un sentiment de déprime, balaya du regard les visages hostiles. Est-ce qu’ils n’avaient donc pas conscience de ce qui était en jeu ?

— Esmar, je leur ai déjà distribué toutes nos réserves d’eau, et investi dans les profits de l’Épice pour en importer d’autres. J’ai doublé les rations, je leur ai donné tout ce qu’ils voulaient. Mais ils n’ont pas soif – ils sont seulement mécontents. Rien ne peut les satisfaire.

L’air sombre, Tuek acquiesça.

— Certaines accusations l’emportent sur la bonne volonté, Mon Seigneur. Un homme qui a soif et à qui l’on donnera à boire demandera encore à boire demain. Leur mémoire est très sélective, mais comment savoir s’il y en a un seul pour dire que leur existence est pire que sous les Hoskanner ?

— Même si je leur donnais un océan, ils continueraient à se plaindre. Les seuls qui soient vraiment assoiffés ont déjà risqué leurs rations au jeu. J’ai été plus que généreux en essayant d’essayer d’acheter leur bonne volonté. Je souhaitais être leur noble, comme je l’étais sur Catalan. Mais ils ont craché sur ma générosité.

Au-devant de la foule, une boutiquière hurla.

Un grondement monta de la foule, dominé par une voix suraiguë.

— Nous exigeons de voir votre serre extravagante ! Nous savons que vous en avez une !

— Avec des fleurs et des plantes ! cria une autre femme.

— Comment pouvez-vous avoir l’audace d’arroser vos plantes quand nous avons le gosier à sec ?

Perplexe, le chef de la sécurité se tourna vers Jesse.

— Une serre ? D’où peut venir une rumeur aussi ridicule ? Des séditieux partisans des Hoskanner, ou de l’agitation populaire qui crée des foyers qui se propagent ?

D’un geste, Tuek rassembla ses troupes qui s’avancèrent en braquant leurs armes.

Jesse pâlit.

— C’est Valdemar qui a laissé cette serre derrière lui. J’étais persuadé que personne n’en connaissait l’existence, dit-il. Hormis Dorothy et moi.

Tuek plissa les yeux tandis qu’il ajoutait de nouvelles données à son catalogue mental sans cesse croisant.

— Donc, elle était l’une des rares personnes à savoir… et maintenant, la populace est au courant.

— Ça suffit, Esmar ! dit Jesse d’un ton sec.

Stimulée par quelqu’un qui se tenait en arrière, la foule des émeutiers escalada les marches.

— On va entrer de force s’il le faut !

— Ne bougez plus, sinon mes hommes ouvriront le feu ! gronda Tuek.

— Vous ne pourrez pas nous tuer tous.

Les cris se firent plus forts, plus intenses, incompréhensibles.

— Je ne veux pas que quiconque soit tué, lança Jesse. Pas pour une affaire aussi stupide.

— Il se peut que ce soit inévitable, Mon Seigneur. J’ai le devoir de protéger votre vie.

Il ordonna à trois de ses hommes d’accompagner Jesse à l’abri. Les premiers émeutiers trébuchèrent sur les marches.

— Trouvez au Noble un abri. (Son regard rencontra celui de Jesse.) Nous ne laisserons personne pénétrer dans le manoir, encore moins s’en prendre à vous ou à votre fils.

Jesse nota que son chef de la sécurité avait omis le nom de Dorothy.

Au signal de Tuek, un tir nourri d’armes à projectiles crépita dans l’air. La populace aurait dû reculer mais, au contraire, ce fut le déclenchement de l’assaut. Dans une tempête de hurlements, les hommes et les femmes poussiéreux se précipitèrent vers la porte principale.

Les gardes catalans se tenaient épaule contre épaule.

Tuek cria avec une telle force que sa voix parut craquer dans l’air :

— Parés à un barrage plein !

— Stop ! cria une voix de femme tout en bas des marches, sur le côté.

Une porte réservée aux domestiques s’était ouverte et Dorothy Mapes surgit.

— Arrêtez !

C’était une petite femme, mais il y eut dans son cri une puissance surhumaine.

Tuek la regarda et fit signe à ses hommes.

— Par tous les dieux, emmenez-la loin d’ici !

Seule, sans protection, elle redressa la tête avec une dignité royale et affronta la foule comme si, à elle seule, elle pouvait lui barrer la route.

— Vous tous, vous avez été mal informés, abusés ! Nous avons donné à la cité de Carthage l’ensemble de nos réserves d’eau. Vous le savez.

— Et la serre ?

— Nous savons que vous la cachez.

Les gardes de Tuek l’escortèrent jusqu’au bas des marches, mais pas assez rapidement pour empêcher que la foule ne se referme sur eux. Jesse échappa à son escorte et tenta d’atteindre sa concubine, mais les hommes et les femmes étaient comme une muraille vivante et ils réussirent à le repousser.

— Que tous ceux qui souhaitent voir me suivent, cria Dorothy par-dessus le tumulte en levant la main.

« Vingt à la fois. Je vais vous montrer la différence entre la Maison Linkam et la Maison Hoskanner.

Avant que Tuek, livide, ait pu la retenir, elle précéda un premier groupe de protestataires dans le manoir.

 

Lorsque Jesse et les gardes rejoignirent Dorothy et sa cohorte de vindicatifs au quatorzième niveau, ils étaient au fond d’un corridor, dans l’aile sud.

— Cette serre appartenait aux Hoskanner !

Sous les regards attentifs des témoins, elle activa le panneau secret et la porte étanche coulissa dans un sifflement.

— Regardez à l’intérieur et imaginez un instant la décadence, l’eau gaspillée, ce luxe que Valdemar Hoskanner cachait pour son propre plaisir. Imaginez tous vos concitoyens qui ont enduré la soif à cause de ses délices égoïstes.

Dans la serre, sur les étagères et les comptoirs, il n’y avait que des plantes mortes. Des feuilles mortes et des insectes jonchaient le sol et une senteur de moisi flottait dans l’air.

— Le Noble Linkam sait à quel point la vie est rude, ici, sur le Monde de Dune, poursuivit Dorothy, et il s’est offensé d’un pareil gaspillage. Quand Mon Seigneur a découvert ce petit paradis de Valdemar, il a coupé l’alimentation d’eau. Nous étions tous outrés et nous avons laissé toutes les plantes se faner. Ainsi, l’eau a été redistribuée aux habitants de Carthage pour améliorer un peu leur existence.

Autour de Dorothy, qui maintenait un ton et une attitude fermes, ils étaient vingt, inquiets ou honteux, déconcertés, comme s’ils ignoraient pour quelle raison on les avait distingués dans la foule.

Un personnage de haute taille trouva un moyen d’exprimer ses émotions, mais Dorothy resta impassible quand il l’interpella :

— Pourquoi vous ne laissez pas revenir les équipes de moissonneurs ? Et qu’avez-vous à dire à propos de tout ce stock de mélange que vous cachez dans le désert profond ?

— Ce ne sont que mensonges éhontés et rumeurs destructrices. (Dorothy tendit un bras, soudain certaine qu’ils allaient la croire.) Tout comme ça.

Les hommes de Tuek attendaient, prêts à faire feu, mais toute colère avait quitté le premier groupe d’observateurs. Les gardes les laissèrent passer, mais Dorothy resta dans la serre, prête à accueillir les autres.

Jesse la rejoignit.

— C’était stupide et dangereux.

— Mais efficace. Ou bien préférerais-tu que nos gardes les massacrent ? (Elle eut un petit sourire dur.) Esmar ne va guère apprécier d’en accompagner d’autres, non ? Mais je tiens ma parole, comme toi.

Il s’assombrit mais ne lui révéla rien de ses pensées. Tuek lui-même n’avait pas été au courant de l’existence de la serre. Alors, comment la rumeur s’était-elle répandue ? Bien sûr, réalisa-t-il, les Hoskanner savaient, eux. Mais ils ignoraient tout – du moins ils le devaient – des opérations du désert profond. Niles Rew et ses compagnons d’échappée avaient été placés au secret. Mais pourtant, quelqu’un avait divulgué cette information. Deux secrets redoutables avaient éclaté au grand jour au même instant.

Tuek se trompait en ce qui concernait Dorothy, mais Jesse avait du mal à réfuter l’évidence. Durant leur séjour, les saboteurs avaient pu observer les mouvements de matériel, les postes de sécurité, les livraisons de nouvelles moissonneuses et ailes portantes qui avaient été inexplicablement retardées…

— Qu’y a-t-il, Jesse ?

Elle se concentrait sur lui, sur ses sourcils froncés. Est-ce qu’il décelait une trace de culpabilité sur son visage ? Est-ce qu’il se disait qu’elle lui dissimulait quelque chose ? Soudain, Jesse ne savait plus.

Dorothy continuait de l’observer. Elle attendait une réponse. Mais il se détourna et dit : « Non, rien. »

La route de Dune
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